Grâce aux informations que vous nous avez fournies, le premier numéro de La Lettre clandestine a été apprécié de tous et ce bulletin s'est révélé être d'ores et déjà un instrument utile pour tous les chercheurs qui s'intéressent de près ou de loin à la littérature clandestine. Nous avons l'ambition de poursuivre dans la voie ainsi ouverte et nous comptons sur nos lecteurs pour faire vivre les différentes rubriques : informations bibliographiques, mais aussi notes rapides sur les petites découvertes du travail de tous les jours et articles plus étendus sur les questions et les thèmes qui vous intéressent. Ce n° 2 comporte des articles très fouillés et d'autres qui ne font qu'indiquer des pistes. Nous espérons que vous serez nombreux à profiter de cette variété de formules, et qu'elle suscitera des collaborations toujours plus riches et plus nombreuses.
Le premier numéro de La Lettre clandestine a permis de constater l'ampleur des travaux accomplis et la distance franchie depuis et grâce à la Table Ronde organisée par Olivier Bloch en 1980. Un séminaire s'est créé, toujours chez Olivier Bloch à la Sorbonne un lieu d'information, de discussion et d'échange d'idées, ouvert à tous. Le grand projet d'inventaire européen des manuscrits clandestins est né : certes, il est actuellement réduit à des dimensions plus modestes qu'à l'origine, mais les inventaires achevés des bibliothèques parisiennes, sous la direction de Geneviève Artigas-Menant, devraient donner une nouvelle dynamique au projet français d'abord et européen ensuite, qui pourra ainsi renaître. Les manuscrits clandestins voient enfin le jour : la série Libre pensée et littérature clandestine et celle des Philosophische Clandestina lancée par Martin Pott et Ulrike Meyer, permettent enfin de faire quelques incursions dans le territoire clandestin. Par ailleurs, nous disposons aujourd'hui des Actes de la Table Ronde de Bristol sur La communication par manuscrit, présentés par François Moureau sous le titre : De Bonne main (Paris, Universitas, 1993), et les Actes du colloque de Saint-Etienne paraîtront chez Universitas dès l'année prochaine.
Cette simple énumération est éloquente. On voit que la littérature clandestine est devenue un domaine de recherche à part entière. La circulation même de La Lettre clandestine en constitue d'ailleurs un autre témoignage. De marginale, la littérature clandestine est devenue un élément essentiel dans notre compréhension de la diffusion des idées et qui dit diffusion dit influence et évolution. Quelles sont les directions de recherche qui s'offrent à nous ? A mon avis, nous assistons à une double évolution de notre propre recherche. D'une part, il faut que nous ayons le souci d'une définition restreinte du manuscrit philosophique clandestin : Miguel Benítez prépare, pour accompagner un recueil de ses travaux, un nouvel inventaire, plus riche, plus précis, d'où seront chassés les textes qui ne correspondent pas très précisément aux critères de définition du manuscrit philosophique diffusé clandestinement. D'autre part, nous devons être sensibles aux multiples domaines touchés par la recherche sur la littérature clandestine. Il s'agit d'abord d'un mode de diffusion : le manuscrit a précédé, bien sûr, l'imprimé. Mais nous savons que le manuscrit a survécu à l'impression; des manuscrits sont diffusés après la publication du texte ou plutôt d'une version du texte. Ils permettent ainsi la modification du texte qui risquait d'être figé par l'impression, et nous permettent de suivre l'évolution d'une pensée. Le domaine de la littérature clandestine est en ce sens un domaine de prédilection pour celui qui s'intéresse à la génétique des textes : les variantes ne sont plus envisagées seulement comme des fautes, des infidélités au texte primitif, mais elles acquièrent le statut de témoins d'une pensée en évolution, voire collective : c'est à l'histoire vivante des idées que nous avons affaire. Dans cette perspective, j'ai plaisir à signaler la publication récente du livre magistral de notre collègue australien, Harold Love, Scribal publication in 17th century England / La Diffusion manuscrite en Angleterre au XVIIe siècle (Oxford, Clarendon Press, 1993)- où il tient compte de la vie parallèle de la «publication» manuscrite et de la publication imprimée et nous impose de tirer toutes les conséquences de cette diffusion de textes manuscrits.
Dans cette perspective, la littérature philosophique clandestine représente un aspect de la diffusion des idées un aspect passionnant pour nous, certes, mais un aspect seulement et nous devons nous demander en quoi la littérature clandestine philosophique a emprunté les voies toutes tracées de la polémique religieuse et politique, et même de la littérature érotique qui était de tout temps condamnée à une vie souterraine. Nos philosophes n'ont-ils pas imité les protestants réfugiés en Hollande et en Angleterre qui soutenaient leur coreligionnaires au moyen de tracts et de pamphlets clandestins ? Ces protestants eux-mêmes tels Prosper Marchand n'ont-ils pas joué un rôle capital dans la diffusion ultérieure de manuscrits philosophiques ? Et dans la composition même ? Les marranes n'ont-ils pas fourni un modèle semblable de polémique religieuse ? On doit aussi comparer les pratiques clandestines de nos philosophes avec celles des catholiques qui remplissaient depuis un siècle les cellules de la Bastille : les jansénistes.
La clandestinité de nos textes nous conduit ainsi à nous intéresser à tous les aspects de leur vie : d'une part, à l'histoire de la censure et de la diffusion du livre et du manuscrit, étude de la librairie et du colportage, car, même imprimés, nos textes restaient clandestins ; étude du papier, de l'impression et des graphies, études de bibliographie matérielle ; d'autre part, nos recherches sur les attributions nous conduisent aux archives je pense aux archives de la Bastille, en particulier aux rapports de police et à une réflexion sur la nature du délit d'opinion; enfin, nos textes soulèvent des problèmes substantiels d'histoire des idées religieuses et philosophiques. La littérature clandestine se révèle être une partie vitale de la grande histoire de la lecture.
Depuis dix ans les découvertes sont étonnantes : il n'y a qu'à rappeler les noms de quelques personnages qui sont sortis de l'ombre : Durey de Morsan, les frères Jamet, Raby d'Amérique, Delaube, Abraham Gaultier, Radicati, Thomas Pichon, le marquis d'Argens auprès de Prosper Marchand, Vroes et les personnages impliqués dans la diffusion du traité des Trois imposteurs, Robert Challe, Fontenelle, André-Robert Perrelle, Du Marsais une foule de philosophes dont le rôle était mal connu il y a dix ans. Autre découverte capitale, dont Alain Niderst a ouvert la voie : celle de l'intertextualité. Il s'agit souvent d'une littérature d'emprunts, de mosaïques de citations détournées, et cette découverte confirme que nous avons souvent affaire à une littérature d'un autre genre, pour ainsi dire collective, qui élabore sous nos yeux sa réinterprétation de l'héritage philosophique. Faut-il souligner encore la dette des « grands » philosophes à l'égard de la littérature clandestine ? Nous devenons capables, peu à peu, de lire entre les lignes. On aperçoit désormais l'immense richesse du champ. La découverte récente par Timo Kaitaro d'un fonds exceptionnellement riche à Helsinki, ainsi que l'apport des anciens « pays de l'Est », confirme les dimensions européennes de la recherche.
La recherche poussée dans le sens de la précision quant à la définition de la littérature philosophique clandestine doit ainsi s'accompagner d'une recherche aux perspectives plus larges sur l'histoire du livre et de la lecture. Nous éviterons ainsi que notre recherche sur les aspects les plus obscurs de nos textes ne nous enferme dans un ghetto.
Je me permettrai enfin d'évoquer un problème, à mes yeux crucial, en ce qu'il nous oblige à réfléchir aux critères mêmes qui nous permettent de reconnaître la philosophie à laquelle nous avons affaire. C'est une question de continuité et de rupture. Pour ma part, j'ai une tendresse particulière pour les âmes perdues, pour ces philosophes amateurs qui se mettent un jour à leur table de travail et qui développent, selon leurs convictions et selon leur fantaisie, un « système ». Très souvent, ils s'appuient sur une pensée conventionnelle et soulèvent peu à peu des « difficultés » qui se développent, parfois à leur insu, en hétérodoxie. Je suis, pour ma part, fasciné par la continuité qui fait que ces apprentis philosophes ne saisissent pas toujours la portée, parfois fatale pour la foi chrétienne, de leurs propres réflexions. D'autre part, autre continuité, j'ai cru pouvoir dire que le rationalisme philosophique est engendré par le rationalisme chrétien. Il est en tout cas saisissant de voir l'influence de Descartes et de Malebranche sur nos philosophes clandestins, et il me semble qu'ils partagent une même conception du statut de la raison. Pierre Bayle est évidemment, dans ce contexte, un cas d'espèce. Je reconnais cependant que cette notion de continuité ne fait pas l'unanimité : nos amis italiens, en particulier pour des raisons qui tiennent sans doute à l'histoire de l'Eglise et du rationalisme en Italie défendent implicitement l'idée d'une rupture radicale entre la pensée religieuse et la libre pensée. Ils définissent une tradition libertine à part dans les domaines de la morale et de la politique, par exemple là où j'aurais tendance à voir un même courant augustinien ou du moins des idées partagées par croyants et incroyants. A mes yeux, c'est là un point capital dans la définition de la pensée philosophique et de son rapport à la tradition apologétique. Je pense en particulier à l'interprétation des Pensées de Pascal par rapport à un interlocuteur gassendiste, et mille autres exemples s'offrent à nous.
De telles questions nous indiquent l'importance de la littérature clandestine à l'âge classique et le caractère complexe des problèmes qu'elle soulève dans l'interprétation de l'histoire des idées. Nous comptons faire de La Lettre clandestine un instrument efficace de la recherche dans ce domaine et nous comptons sur vous pour nous aider à réaliser ce but.
Antony McKenna
Marie-Lorraine Durupt
A. Mothu